L’avenir du développement en jeu à Séville

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Les décideurs politiques se réunissent en Espagne, la semaine prochaine, pour discuter de l’avenir du développement, après dix ans de désillusions.

 

Voici dix ans, des délégués du monde entier se sont réunis à Addis-Abeba, en Éthiopie, pour discuter de l’avenir du financement du développement. Les pays africains voyaient alors des raisons d’être prudemment optimistes. Les flux d’investissements étrangers vers le continent avaient doublé au cours de la décennie précédente. De nouvelles sources de crédit, notamment les obligations libellées en dollars et les prêts chinois, offraient des possibilités de financement autres que l’aide traditionnelle. Une liste ambitieuse d’« objectifs de développement durable » (ODD) était en cours de finalisation. La Banque mondiale parlait de transformer « des milliards en billions » en courtisant les fonds de pension et les assureurs des pays riches.

« Le processus de financement du développement n’est pas une conférence d’engagement, il s’agit de changer les normes qui régissent notre façon de faire des affaires. »

Or, la dernière décennie n’a pas tenu ses promesses. La croissance en Afrique a ralenti, passant d’une moyenne annuelle de 5 % au cours des dix années précédant 2015, à 3 % depuis lors. La prochaine conférence des Nations unies se tiendra du 30 juin au 3 juillet dans la ville espagnole de Séville.

Les Nations unies estiment que 4 000 milliards de dollars supplémentaires sont nécessaires chaque année pour atteindre les ODD, mais l’argent est difficile à trouver : les États-Unis sont grincheux, la Chine est préoccupée, les investisseurs hésitants, les contribuables indignés et les budgets serrés. Quatre jours de discussions à Séville ne changeront rien à cela. Mais cette conférence, la quatrième d’une série depuis 2002, est un forum où les pays se rencontrent sur un pied d’égalité un peu plus grande que d’habitude. Pour les pays africains, elle pourrait être l’occasion d’articuler une vision alternative du financement du développement – si quelqu’un veut bien les écouter.

 

Une décennie perdue

Rétrospectivement, la conférence d’Addis-Abeba de 2015 a marqué un tournant, alors que le vent était sur le point de tourner. Le miracle de la croissance chinoise et les bouleversements financiers occidentaux ont, pendant un temps, joué en faveur de l’Afrique : les taux d’intérêt bas, l’assouplissement quantitatif et la flambée des prix des matières premières ont attiré les capitaux sur le continent.

Malgré la prudence avec laquelle ils géraient leurs économies et l’importance de leurs ressources naturelles, les pays africains restaient en marge de l’économie mondiale, ballottés par des forces qui les dépassaient.

Le premier choc a été le effondrement des marchés des matières premières en 2014. L’économie chinoise ralentissait déjà, et les taux d’intérêt américains ont rapidement commencé à augmenter. Puis sont arrivés la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine.

« Ces chocs majeurs – la Covid, le changement climatique, les différentes guerres qui font rage dans le monde – ont détourné une grande partie des ressources qui étaient destinées au développement », explique Claver Gatete, secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA).

Les financiers étrangers se sont révélés être des amis de circonstance. Les rendements obligataires ont grimpé en flèche lorsque la pandémie a frappé, excluant les gouvernements africains des marchés internationaux des capitaux pendant près de deux ans. Depuis 2020, ils remboursent aux banques et aux détenteurs d’obligations plus d’argent qu’ils n’en ont reçu sous forme de nouveaux crédits. Les prêts de la Chine se sont également taris : ses prêts à l’Afrique ont atteint un pic de 29 milliards $ en 2016 avant de tomber à 1 milliard $ en 2022 ; ils totalisaient moins de 5 milliards $ en 2023. L’aide des donateurs traditionnels a également diminué, avant même les dernières coupes.

Quant au plan tant vanté visant à transformer « des milliards en billions », le président de la Banque mondiale, Ajay Banga, reconnaît désormais qu’il était « irréaliste ». Selon leurs propres estimations, les banques multilatérales de développement et les institutions financières de développement ont mobilisé environ 20 milliards $ de cofinancement privé pour leurs projets en Afrique en 2023, avec seulement de modestes augmentations au cours de la dernière décennie. Les IDE restent faibles ; le rebond de 2024 s’expliquant par les mégas-projets urbains de l’Égypte.

 

Une période difficile pour la fiscalité

Un rapport récent d’une commission internationale d’experts sur le financement du développement, qui revient sur l’héritage de la conférence d’Addis-Abeba, tire des conclusions qui donnent à réfléchir. « Dix ans plus tard, le bilan est loin d’être à la hauteur des ambitions initiales… Les ODD, en tant que cadre d’action international, ont été systématiquement sapés. Le système financier international s’est révélé inadapté pour soutenir les investissements nécessaires et conduire une transformation profonde. »

Claver Gatete dirige depuis le 1er novembre 2023 la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique.
Claver Gatete dirige depuis le 1er novembre 2023 la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique.

 

Léonce Ndikumana, économiste à l’université du Massachusetts à Amherst et membre de la commission d’experts, décrit un sentiment de déjà-vu. « C’est comme si nous étions en 2015 ; les mêmes questions sont soulevées, le même mécontentement s’exprime et les mêmes lacunes sont observées. »

Que faire ? Malgré tous les discours sur les nouveaux mécanismes de financement, la fiscalité reste la principale source de revenus, générant deux fois plus que l’aide, les envois de fonds et les investissements étrangers réunis. Les États africains perçoivent environ autant d’impôts que l’on pourrait attendre compte tenu de leur niveau de revenu, mais ils ont du mal à en percevoir davantage. En 2015, ils ont prélevé en moyenne 14,1 % du PIB en impôts, selon l’OCDE. En 2022, ce chiffre était passé à 14,6 %.

De nombreux efforts ont été déployés pour collecter des impôts auprès des petites entreprises informelles, sans grand succès. La plupart de ces entreprises réalisent de toute façon des bénéfices minimes. Dans des pays comme l’Ouganda et la Tanzanie, des commerçants mécontents ont fermé leurs boutiques pendant plusieurs jours en signe de protestation. Au Kenya, des manifestants ont tenté de prendre d’assaut le parlement l’année dernière et ont contraint le président William Ruto à renoncer à ses projets de hausse des recettes, notamment une taxe sur la valeur ajoutée sur le pain.

Les ressources naturelles constituent une source de revenus plus prometteuse, du moins pour certains pays. « Les pays africains sont amenés à croire qu’ils doivent offrir des incitations sous forme de réductions et d’exonérations fiscales aux entreprises étrangères pour qu’elles viennent investir dans les industries extractives », explique Léonce Ndikumana, « et ils finissent par tirer très peu de revenus fiscaux de l’exploitation des ressources naturelles ».

Il estime que les gouvernements devraient jouer un rôle plus direct dans l’extraction et négocier une part plus importante des bénéfices dans les coentreprises, comme l’a récemment fait le Botswana avec la société minière De Beers.

 

Regard vers l’extérieur

« L’autre problème, ajoute Leonce Ndikumana, est que les multinationales sont très douées pour échapper à l’impôt, en manipulant leurs bénéfices, en transférant leurs revenus vers des juridictions à faible fiscalité en dehors du continent et en contournant le système grâce à des mécanismes tels que les prix de transfert. »

Les pays africains ont pris la tête du mouvement en faveur d’une convention-cadre des Nations unies sur la coopération internationale en matière fiscale, dans l’espoir d’avoir davantage leur mot à dire à l’ONU que dans les processus existants menés par l’OCDE. Les négociations sur le texte ont débuté en février, mais les États-Unis se sont immédiatement retirés.

La lutte contre l’évasion fiscale s’inscrit dans le cadre d’un effort plus large visant à endiguer les flux financiers illicites. Léonce Ndikumana et son collègue James Boyce ont examiné les écarts dans les comptes de capital de 30 pays africains et estiment que 97 milliards $ ont fui le continent sans être enregistrés chaque année en moyenne depuis 2010.

Le centre des conférences de Séville, en Espagne

 

Dans le même temps, les pays les plus riches du monde n’ont pas tenu leur promesse de consacrer 0,7 % de leur revenu à l’aide, tout en continuant à accaparer les ressources, à abriter des flux illicites et à alimenter le changement climatique. Selon le cabinet de conseil SEEK Development, la plupart des grands donateurs bilatéraux dépenseront moins pour l’aide cette année que l’année dernière.

Les propositions budgétaires de Donald Trump réduiraient le budget américain de l’aide étrangère à seulement 0,03 % de son PIB, selon DEVEX. « Il faut augmenter les ressources concessionnelles », estime Claver Gatete, de la CEA. « Nous ne parlons pas d’aide, mais de ressources bon marché pour les pays en développement. »

Il plaide en faveur d’une augmentation du financement par le biais des mécanismes de prêt concessionnel de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement, qui accordent tous deux des prêts à long terme à des taux d’intérêt bien plus avantageux que ceux proposés par les créanciers privés.

 

La piste des DTS

Un groupe d’experts indépendants sur la réforme des banques multilatérales de développement, mandaté par la présidence indienne du G20, estime qu’elles pourraient prêter 260 milliards $ supplémentaires par an d’ici 2030, dont 60 milliards sous forme de financements concessionnels supplémentaires, mais cela ne sera possible que si les pays riches mettent davantage d’argent sur la table.

Le volet des prêts concessionnels de la Banque mondiale dispose d’une enveloppe record de 100 milliards de dollars pour les trois prochaines années, mais ce montant est inférieur aux 120 milliards demandés par les pays africains. Et ce montant n’a pu être réuni qu’en recyclant des paiements provenant de prêts antérieurs et en tirant parti du bilan de la Banque, les engagements des donateurs étant restés inchangés. Parallèlement, la BAD se bat pour convaincre les donateurs de reconstituer son propre fonds.

Une autre idée consiste à émettre davantage de droits de tirage spéciaux (DTS), les actifs du FMI. La dernière allocation, en 2021, a aidé les pays africains à combler leurs déficits budgétaires après la pandémie.

« Une nouvelle émission de droits de tirage spéciaux est la bonne solution », estime Vera Songwe, fondatrice et présidente de la Liquidity and Sustainability Facility. « C’est la seule source de ressources bon marché. Nous devons le faire avant que la prochaine crise ne frappe. »

Les pays africains souhaitent également disposer d’un mécanisme plus efficace pour restructurer leur dette lorsqu’ils rencontrent des difficultés. Le Tchad, la Zambie, le Ghana et l’Éthiopie ont tous demandé une restructuration dans le cadre du Cadre commun du G20, mais les querelles entre créanciers ont fait traîner le processus pendant des années. La demande de l’Éthiopie n’est toujours pas résolue.

Les suggestions vont de la suspension des remboursements pendant les négociations à l’allègement systématique de la dette, voire à la convocation d’une convention des Nations unies sur la dette, similaire à celle que les pays africains réclament déjà en matière fiscale.

« Le résultat le plus important attendu à Séville est la mise en place d’un processus intergouvernemental contraignant et global sur la restructuration de la dette », affirme Jason Braganza, de l’African Forum and Network on Debt and Development (AFRODAD), un groupe panafricain de la société civile dont le siège est au Zimbabwe.

 

Rêves privés

L’autre grand sujet de discussion sera le rôle du financement privé, qui n’a pas atteint les volumes espérés en Afrique. Là encore, les turbulences macroéconomiques sont en partie responsables. « Les gens reportent leurs décisions d’investissement en raison de l’incertitude », explique Vera Songwe. « Les pays avancés doivent d’abord mettre de l’ordre dans leurs propres économies, car le moyen le plus rapide de croître est que les économies avancées nous apportent une certaine stabilité. »

Vera Songwe
Vera Songwe a elle-même été secrétaire exécutive de la CEA.

Les investisseurs institutionnels du Nord, qui détiennent des milliers de milliards de dollars d’actifs, restent hésitants à l’égard de l’Afrique. Dans certains cas, ils sont liés par des réglementations, telles que les exigences de solvabilité imposées aux assureurs européens, qui rendent plus difficile l’investissement dans les marchés émergents. Dans d’autres cas, ils sont freinés par l’idée que les actifs africains sont trop risqués, une perception que beaucoup en Afrique jugent injustifiée.

Les données sur les prêts accordés par les institutions multilatérales et bilatérales à des emprunteurs privés montrent que les taux de défaut annuels moyens en Afrique subsaharienne sont proches de 6 %, soit quelques points de pourcentage de plus que dans toute autre région ; mais les taux de recouvrement sont également plus élevés.

Même lorsque les investisseurs privés s’aventurent en Afrique, ils ont du mal à trouver des projets bancables. Des organisations telles qu’Africa50, créée par la BAD avec le soutien des gouvernements africains, tentent de changer la donne en accompagnant les projets dans leurs premières phases. Au cours de l’année écoulée, Africa50 s’est associée à des initiatives allant d’un pôle d’innovation au Rwanda à un fonds pour les énergies renouvelables au Nigeria.

Les investisseurs africains pourraient être un meilleur pari que les investisseurs étrangers. Un rapport récent de l’Africa Finance Corporation estime que les assureurs et les fonds de pension du continent gèrent 777 milliards $ d’actifs. Il suggère qu’il existe d’importantes réserves d’épargne qui pourraient être affectées à des projets d’infrastructure, même si une certaine dose de réalisme s’impose.

 

La route vers Séville

Les trois quarts de ces actifs sont concentrés en Afrique du Sud. Au Nigeria, les fonds de pension ont connu une croissance rapide, mais seulement 1 % de leurs actifs sont investis dans les infrastructures, leur première mission étant de protéger l’épargne de leurs membres. Même dans les économies riches et vieillissantes de l’OCDE, les grands fonds de pension investissent moins de 4 % de leur portefeuille dans des infrastructures non cotées, c’est-à-dire qui ne sont pas détenues par des sociétés cotées en Bourse.

Plus inquiétant encore, l’accent mis sur le financement privé compromet les perspectives de construction d’États développementaux. Les économistes politiques Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla décrivent un « consensus de Wall Street » émergent, selon lequel des mécanismes de réduction des risques, tels que les garanties de crédit, sont utilisés pour transférer les risques aux États tout en laissant les profits entre les mains du secteur privé. « Les partenariats industriels basés sur la réduction des risques finissent par abandonner le rythme et le pouvoir d’action de la transformation structurelle au capital privé, principalement étranger », écrivent-ils.

La géopolitique planera comme une ombre sur la conférence de Séville. Les États-Unis ne seront pas présents, après avoir quitté les négociations sur la déclaration qui accompagnera la réunion.

La Banque mondiale et le FMI sont mal à l’aise avec un processus des Nations unies qui tente de leur dicter leur conduite.

L’argent est difficile à trouver : les États-Unis sont grincheux, la Chine est préoccupée, les investisseurs hésitants, les contribuables indignés et les budgets serrés.

Le multilatéralisme patient cède la place à un monde d’accords bilatéraux, de la vague d’investissements du Golfe en Afrique aux négociations des États-Unis avec la RD Congo. « Nous avons parlé, parlé et parlé… mais bien sûr, quand c’est vous qui donnez l’argent, vous savez ce que vous voulez entendre », se désole Claver Gatete, faisant allusion à la frustration des pays africains face aux engagements non tenus par les pays riches dans le passé.

Néanmoins, la réunion de Séville pourrait être leur meilleure chance de se faire entendre.

Vera Songwe veut croire que les conférences organisées par les Nations unies « sont un peu plus ouvertes et démocratiques » que les processus menés par le G20 ou les institutions de Bretton Woods, où les riches font la loi.

Un avis partagé par Jason Braganza, notre militant de la société civile : « Le processus de financement du développement n’est pas une conférence d’engagement, il s’agit de changer les normes qui régissent notre façon de faire des affaires. Il s’agit de changer le fonctionnement du système économique mondial et de le démocratiser. »

@AB

Source: NewAfrican/Le Magazine de l’Afrique

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