Les bailleurs de fonds des jeunes entreprises se serrent la ceinture et se tournent vers le financement par emprunt. Une passe délicate mais la tendance reste favorable.
Le récent GITEX de Marrakech l’a montré : suite à la guerre commerciale mondiale déclenchée par le président américain Donald Trump et à la révision à la baisse des prévisions de croissance économique mondiale, l’ambiance vire au morose.
Les start-up africaines ont attiré environ 2,8 milliards de dollars de nouveaux investissements dans le cadre de 750 transactions déclarées en 2024. Cela marque un net ralentissement par rapport à 2023, où elles avaient levé 3,9 milliards de dollars dans le cadre de 930 transactions déclarées, selon les calculs de Briter, une société d’études et d’informations commerciale. La valeur des transactions a chuté de 28 %, tandis que leur nombre total a diminué de 19 %.
Compte tenu du contexte de financement difficile, les start-up doivent redoubler d’efforts pour se démarquer, offrir des conditions d’investissement attractives et prouver leur valeur aux investisseurs en un temps record. L’époque où l’on pouvait lever des capitaux spéculatifs sur la base de promesses de gains futurs semble toucher à sa fin.
« Si le financement global s’est contracté, nous observons des adaptations stratégiques : des transactions de meilleure qualité, une diversification sectorielle au-delà de la Fintech. »
Lever des capitaux en offrant des participations aux investisseurs est devenu une tâche de plus en plus ardue pour les fondateurs et leurs équipes de direction, ce qui oblige de nombreuses entreprises du continent à explorer d’autres stratégies pour financer leurs ambitions de croissance.
La popularité croissante du financement par emprunt, qui a été l’un des principaux sujets de conversation parmi les entreprises à la recherche de capitaux lors du GITEX, témoigne de la réticence des investisseurs à fournir des capitaux à risque aux start-up.
Auparavant réticentes à s’endetter, les jeunes pousses, confrontées à un environnement de financement contraignant s’ouvrent désormais à cette classe d’actifs et franchissent le pas.
Selon l’African Private Capital Association (AVCA), la valeur des prêts à risque utilisés dans les transactions technologiques a légèrement augmenté de 3 %, pour représenter 37 % de la valeur totale des transactions de capital-risque en 2024. Et pourtant, les transactions de dette de capital-risque ne représentent que 12 % de l’ensemble des transactions, ce qui souligne le rôle important que joue la dette dans le soutien de l’écosystème technologique africain.
Se tourner vers la dette
« Il existe une demande croissante pour la dette en tant que classe d’actifs », commente Dario Giuliani, directeur général de Briter. Les prêteurs de dette de capital-risque ne sont pas les seuls à aider les jeunes entreprises à combler leur déficit de financement ; les banques commerciales jouent également un rôle de plus en plus crucial.
« Nous constatons qu’un nombre croissant de start-up contractent des emprunts pour financer des actifs, par exemple », nous confie Dario Giuliani. « Cela témoigne du rôle croissant des prêteurs traditionnels tels que les banques commerciales. »
Toutefois, les entreprises en phase de démarrage qui n’ont pas encore atteint un niveau de chiffre d’affaires significatif ou qui n’ont pas encore fait leurs preuves sur le plan opérationnel se trouvent dans une situation très défavorable. En effet, les prêteurs évitent généralement les nouvelles entreprises dont les actifs et les bénéfices sont limités.
L’avantage est que de nombreuses start-up ont intensifié leurs efforts pour renforcer leurs contrôles internes et formaliser leurs activités afin de pouvoir bénéficier des facilités de crédit dont elles ont tant besoin.
Le financement mixte est une autre opportunité que les start-up en phase de démarrage peuvent exploiter, selon Dario Giuliani, les subventions accordées parallèlement au financement par capitaux propres et par emprunt devenant de plus en plus courantes ces dernières années. Il admet toutefois que les récentes mesures prises par les principaux pays donateurs pour réduire leur aide au développement ont refroidi les ardeurs. « Le moral a certainement pris un coup, mais nous attendons encore de voir comment cela se traduira en termes de volume de subventions disponibles pour les start-up. »
Joojo Ocran, directeur des partenariats stratégiques pour l’Afrique chez Startupbootcamp AfriTech, un programme d’accélération soutenu par plusieurs entreprises, voit une lueur d’espoir dans le ralentissement actuel du financement par capital-risque. À son sens, le resserrement du financement offre aux grandes entreprises du continent l’occasion d’intervenir et de jouer un rôle plus important dans l’écosystème technologique africain.
Ne cherchez pas à reproduire la Silicon Valley
Il considère que l’Afrique se concentre trop sur la reproduction du modèle de capital-risque de la Silicon Valley, où la vitalité des marchés financiers incite fortement les fonds de capital-risque à conclure autant de transactions que possible, dans les délais les plus courts, souvent à des valorisations exagérées.
« Le modèle de capital-risque de la Silicon Valley est peut-être inspirant, mais la réalité est qu’il n’est pas bien adapté au contexte africain. Nos marchés financiers sont beaucoup moins matures que ceux des États-Unis, ce qui signifie que les start-up d’ici doivent rechercher des alternatives au financement traditionnel par capital-risque si elles veulent innover à grande échelle », explique Joojo Ocran.
Startupbootcamp AfriTech prône un modèle dans lequel, au lieu de dépendre excessivement des investissements des sociétés de capital-risque traditionnelles, les start-up s’associent à des entreprises sélectionnées dans le cadre du programme afin de se développer de manière durable.
Parmi les entreprises partenaires du programme figurent Telecel, Google, BNP Paribas et RCS Group, une importante société de paiement en Afrique du Sud.
« Nous nous efforçons de créer un écosystème dans lequel les start-up et les entreprises partenaires peuvent établir des relations symbiotiques », explique Joojo Ocran. « Les entreprises bénéficient d’un accès à l’innovation, à des solutions commerciales et même à des opportunités d’expansion de leurs activités de fusion-acquisition. »
Selon lui, ce modèle a permis à un plus grand nombre d’entreprises bénéficiant de ses investissements de se développer sainement sur le long terme, contrairement aux modèles traditionnels de capital-risque, où les taux d’échec sont beaucoup plus élevés.
Startupbootcamp AfriTech a aidé une soixantaine de start-up à lever plus de 145 millions de dollars de fonds. Son portefeuille vaut actuellement un peu plus de 850 millions $.
Il souligne que tout repose sur la recherche d’une adéquation entre une start-up et une entreprise. Les deux doivent évoluer sur des marchés complémentaires, et un travail de sélection approfondi est effectué avant qu’une jeune pousse ne soit mise en relation avec une entreprise sponsor.
Investir quand les autres ont peur
« Nous identifions les start-up qui correspondent aux mandats de nos partenaires et les aidons à réduire les risques et à affiner leur proposition de valeur. L’objectif est de les aider à créer des projets de validation de concept convaincants qui offrent un retour sur investissement tangible aux partenaires et aident les start-up à générer une croissance durable », explique Joojo Ocran. « Les start-up africaines doivent donner la priorité à une croissance rentable et durable. C’est le message que nous mettons en avant. »
Pour Uwem Akpan Uwemedimo, responsable des investissements du Fonds II chez Launch Africa Ventures, une société panafricaine d’investissement en phase de démarrage créée en 2020, le pessimisme qui règne actuellement sur la scène technologique africaine offre une opportunité de tirer parti des valorisations réduites.
« Warren Buffet dit souvent qu’il faut investir quand tout le monde a peur d’investir », rappelle-t-il, arguant qu’il est essentiel que des fonds panafricains tels que Launch Africa Ventures continuent à soutenir les fondateurs prometteurs qui font une différence significative dans l’écosystème. « Nous intervenons au stade le plus risqué, lorsque les autres ne sont pas prêts à investir », nous confie-t-il.
La société, qui a levé 33 millions $ pour son premier fonds et investi dans 133 entreprises, est en pleine levée de fonds pour son deuxième fonds, avec un objectif de 75 millions $. « Nous avons déjà commencé à déployer les fonds levés pour notre deuxième fonds dans vingt entreprises », précise Uwem Uwemedimo.
Lina Kacyem, responsable des investissements au sein de la société, considère de son côté que le moment est propice à une levée de fonds. Elle souligne que les valorisations sont revenues à la normale, ce qui offre l’opportunité d’acquérir des entreprises présentant un potentiel de croissance prometteur.
« Par rapport à la période de la Covid, nous assistons actuellement davantage à un réajustement des valorisations. Elles sont plus proches de ce qu’elles devraient être. »
Avec un portefeuille de 150 start-up réparties dans 22 pays entre les deux fonds, la société prévoit d’approfondir son expertise plutôt que de s’étendre géographiquement. « Nous tirerons parti des enseignements du Fonds I, en nous concentrant sur les économies à fort potentiel tout en conservant notre culture de précurseur », explique Lina Kacyem.
Faites vos devoirs !
« Par exemple, lorsque nous parlons de l’Afrique francophone, la plupart des fonds de capital-risque panafricains n’étaient même pas présents dans les pays francophones il y a deux ans, alors que nous investissons dans ces régions depuis quatre à cinq ans. Aujourd’hui, les gens comprennent, grâce à la stabilité de la monnaie et à l’intégration de ces économies, que ce sont des marchés intéressants lorsqu’on les considère comme un bloc », ajoute-t-elle.
Pour le Fonds II, Uwem Uwemedimo indique que la société soutiendra moins d’entreprises que pour le Fonds I, même si elle prévoit de lever plus du double du capital. « Nous voulons signer des chèques plus importants et donner la priorité aux investissements de suivi. Lorsque nos fondateurs connaissent une croissance rapide, nous voulons nous assurer que nous avons les moyens de les soutenir à nouveau, afin qu’ils puissent se concentrer sur leur développement plutôt que sur la levée de fonds. »
Les secteurs clés du Fonds II comprendront les soins de santé, la fintech, la cybersécurité, l’agritech, la mobilité électrique et les applications de l’IA pour les langues africaines. « Nos start-up doivent servir des consommateurs au-delà des frontières, et l’IA pour les langues locales est une priorité », explique Lina Kaycem.
Conseillant aux fondateurs désireux de se développer avec succès, l’analyste souligne l’importance de cibler les bons investisseurs. « Faites vos devoirs ! », conseille-t-elle. « Comprenez les priorités des investisseurs, étudiez leurs portefeuilles et discutez avec d’autres fondateurs qui ont reçu des fonds de leur part pour connaître leur expérience. Tous ceux qui ont un chèque ne sont pas forcément les bons partenaires. »
Si ce sont principalement les start-up et les investisseurs du secteur privé qui doivent remettre en question le statu quo et prendre les risques nécessaires pour transformer le secteur technologique africain, les décideurs politiques ont un rôle tout aussi crucial à jouer : ils contribuent à mettre en place un cadre juridique et réglementaire solide qui favorise l’innovation à grande échelle et attire les investissements à long terme qui conduisent à la création d’emplois de qualité.
Talkmore Chidede, expert senior en commerce numérique au secrétariat de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), souligne l’importance de tirer parti du libre-échange pour étendre la portée des start-up technologiques africaines et les aider à atteindre une taille que les marchés nationaux seuls ne peuvent leur offrir.
L’enjeu de la sécurisation des données
« Les acteurs technologiques du secteur privé africain qui cherchent à étendre leur présence sur le continent doivent se familiariser avec les opportunités offertes par le protocole sur le commerce numérique. Le protocole sur le commerce numérique est un cadre juridique qui harmonise les règles du commerce numérique dans tous les États membres de l’Union africaine. »
Il note que le cadre général du protocole, ainsi que ses huit annexes, couvre des domaines essentiels tels que les identités numériques, l’interopérabilité des systèmes financiers numériques et les transferts transfrontaliers de données.
« Dans certains pays africains, il est encore impossible de transférer des données au-delà des frontières. Les restrictions sur les transferts transfrontaliers de données doivent être supprimées, mais cela doit se faire par des moyens sécurisés qui garantissent la confidentialité et la protection des données personnelles », souligne Talkmore Chidede. « Le protocole sur le commerce numérique contient des dispositions visant à soutenir ce processus, en favorisant l’innovation tout en protégeant les données africaines. »
Si le soutien à la croissance et à la réussite des entrepreneurs locaux est essentiel pour l’avenir numérique de l’Afrique, il est tout aussi important d’attirer les investissements des géants mondiaux de la technologie. Ces entreprises peuvent aider les pays africains à développer une grande partie des infrastructures qui sous-tendent les économies numériques modernes, notamment en construisant davantage de centres de données, en améliorant la connectivité et en comblant le fossé en matière d’accès à l’électricité pour les particuliers et les entreprises.
Pour obtenir ces investissements des géants mondiaux de la technologie, les pays du continent se lancent dans de nouvelles formes de diplomatie numérique.
« Ces dernières années, la technologie a pris une place importante dans la diplomatie internationale », observe Philip Thigo, envoyé spécial du Kenya pour la technologie.
D’ailleurs, « un envoyé spécial est essentiel pour combler le fossé entre l’industrie et le gouvernement, et garantir des négociations efficaces sur la science, la technologie et l’innovation dans un monde où la géopolitique est devenue plus complexe ».
Le rêve n’est pas mort
Malgré les lacunes en matière d’élaboration des politiques et le désintérêt des investisseurs, tout n’est pas sombre pour autant.
Le GITEX a continué d’offrir une plateforme aux start-up dynamiques et originales qui proposent des solutions aux défis de l’Afrique, de la Fintech à la santé en passant par l’Agritech.
En effet, Dario Giuliani, de Briter, affirme que les start-up en phase de démarrage n’ont pas à s’inquiéter de l’accès limité au financement ou du ralentissement global des flux de capital-risque vers l’Afrique. Au contraire, il affirme que les données montrent que les sociétés de capital-risque et autres investisseurs manifestent un intérêt croissant pour les petites transactions impliquant des entreprises plus jeunes et prometteuses.
Il soutient que les chiffres largement médiatisés sur le paysage du financement masquent involontairement cette nuance importante, qu’il attribue à l’influence disproportionnée des méga-transactions sur la valeur totale des transactions.
« Les dix plus grandes transactions de chaque année au cours de la dernière décennie ont régulièrement représenté plus de la moitié de tous les financements levés, tout en ne représentant qu’un pourcentage infime du nombre total de transactions déclarées. »
« Un nombre croissant de start-up contractent des emprunts pour financer des actifs. Cela témoigne du rôle croissant des prêteurs traditionnels tels que les banques commerciales. »
Or, ajoute Dario Giuliani, « la plupart des transactions concernent des montants modestes, et nous continuons d’observer une augmentation régulière du nombre de transactions à un stade précoce en Afrique, avec des montants compris entre 500 000 et 1 million de dollars représentant une part plus importante de l’ensemble des transactions conclues ».
D’ailleurs, Abi Mustapha-Maduakor, PDG de l’AVCA, souligne que l’Afrique fait preuve d’une « résilience remarquable ». « Si le financement global s’est contracté, nous observons des adaptations stratégiques : des transactions de meilleure qualité, une diversification sectorielle au-delà de la Fintech, une utilisation accrue du crédit-risque et le renforcement du rôle des investisseurs africains. »
@AB
Source: New African/Le Magazine de l’Afrique