Au Bénin, dans un quartier populaire de Cotonou où les ruelles s’enchevêtrent comme dans un labyrinthe, Philomène Houedjissin Doubogan vit dans une maison modeste.
Depuis qu’elle a perdu son mari, elle y vit avec ses trois enfants.
Sans jamais avoir été scolarisée, cette mère de famille a élevé seule ses enfants et a suivi de près leur éducation, instaurant une discipline militaire à la maison.
Elle nous confie avoir fait de l’éducation de sa progéniture un combat permanent.
« Je ne suis pas instruite, mais je me suis juré que mes enfants le seraient », dit-elle.
Dans ce décor d’incertitudes, elle s’est fixé un serment : ses enfants ne connaîtront pas le sort qui a été le sien.
« Je me rendais régulièrement dans leurs écoles pour connaître leurs emplois du temps. Les enfants savaient qu’ils n’avaient droit à aucun retard. Chaque soir, je tenais leurs cahiers et je les faisais réciter. Ils ignoraient que je n’étais pas instruite. Dès qu’un mot était mal prononcé, je comprenais qu’il y avait un problème. Dans ce cas, je faisais appel à un voisin pour vérifier », confie-t-elle à BBC Afrique.
Aujourd’hui, le temps a passé et cette vigilance constante a porté ses fruits : l’un de ses fils est devenu vétérinaire, la benjamine est diplômée et a lancé une petite entreprise d’orientation scolaire.
« Quand je les vois réussir, c’est comme si j’avais réussi moi-même », dit-elle avec un sourire discret, non sans fierté.
Mais le parcours a été semé d’embûches : « J’ai consenti beaucoup de sacrifices. J’ai investi tout mon fonds de commerce, contracté des dettes pour les frais de scolarité et les soutenances. C’était difficile, mais je suis fière du résultat », raconte-t-elle.
Une réussite au bout d’immenses sacrifices
L’histoire de Philomène est celle de milliers de femmes africaines, divorcées, veuves ou abandonnées, qui transforment leur douleur en moteur de réussite.
Selon l’Unesco, 774 millions d’adultes dans le monde ne savent ni lire ni écrire, et près de deux tiers sont des femmes.
Derrière cette statistique vertigineuse, se cachent des histoires humaines, souvent invisibles, de femmes qui malgré leur illettrisme, se battent pour offrir à leurs enfants un avenir scolaire meilleur que le leur.
On imagine souvent qu’une mère analphabète est désarmée face à l’école.
Pourtant, de nombreux témoignages montrent le contraire : la rigueur, la discipline et la créativité de ces femmes transforment leur ignorance en moteur de réussite pour leurs enfants.
Du Bénin à la République centrafricaine, en passant par les zones rurales du Cameroun, elles inventent des stratégies pédagogiques inédites, souvent au prix de sacrifices immenses.
Une étude réalisée par l’UNESCO intitulée » l’éducation des filles » après des décennies de recherches, démontre que les femmes instruites sont de meilleures mères et que leurs enfants bénéficient d’un meilleur suivi.
Seulement, à côté de ces dames intellectuelles, d’autres femmes illettrées, issues de zones rurales ou de milieux défavorisés se sont données corps et âme pour la réussite scolaire de leurs enfants.
Toujours à Cotonou, Félicité Dogon se souvient encore du suivi implacable de sa mère, non scolarisée, mais déterminée : « elle nous a beaucoup aidés. Elle allait se renseigner à nos écoles, prenait les copies d’interrogation avant même notre retour à la maison. Elle s’asseyait et chacun devait réciter son cahier devant elle. Si tu ne récitais pas, tu ne mangeais pas ou tu n’avais pas ton argent du petit-déjeuner. Ça nous obligeait à travailler. »
Là encore, la méthode a payé. Félicité, est aujourd’hui diplômée avec une licence.
Sa mère, malgré son analphabétisme, a compensé ses lacunes en sollicitant l’aide d’un voisin qui venait corriger les exercices au tableau.
« Elle courait dans tous les sens pour nous mettre à l’aise. On avait tout ce qu’on demandait », se souvient-elle.
En République centrafricaine, dans un quartier modeste de Bangui, Gerviaise Bionkozo, quadragénaire analphabète, a transformé son analphabétisme en moteur de résilience.
Cette mère de famille a élevé seule ses quatre enfants et a refusé de laisser la pauvreté et l’ignorance décider du destin de ses enfants.
« Je n’ai jamais mis les pieds à l’école. Mais au fond de moi, j’avais fait une promesse : mes enfants iraient plus loin que moi. Je les ai élevés seule, avec deux bouches à nourrir. Alors, du matin au soir, je travaillais sans relâche, acceptant tout ce qui pouvait rapporter quelques pièces à la maison. »
Elle raconte les soirées passées autour d’une lampe à pétrole, faute d’électricité :
« Il n’y avait ni livres, ni électricité. Mais il y avait des règles : se lever tôt, respecter les autres, ne jamais abandonner ce qu’on a commencé. Chaque soir, sous la lumière vacillante d’une lampe à pétrole, je m’asseyais près d’eux et je leur demandais : qu’avez-vous appris aujourd’hui ? Et je les écoutais mot à mot, comme si je pouvais voir leur cerveau s’ouvrir et grandir. »
« Quand l’argent manquait pour acheter des cahiers, je vendais un panier de mangues, parfois même une poule, juste pour qu’ils continuent à apprendre. Et lorsque l’un d’eux rentrait avec une bonne note, je souriais en silence, comme si c’était moi qui avais réussi. »
Son sacrifice a permis à sa fille aînée de poursuivre des études supérieures à l’université.
« Les années ont passé. Aujourd’hui, ma fille aînée est à l’université. Et je sais que le combat en valait la peine. »
Une logique de transmission malgré l’analphabétisme
Comment expliquer que des femmes analphabètes réussissent là où d’autres échouent ?
Claude Abé, professeur de sociologie politique à l’université catholique d’Afrique centrale de Yaoundé, met en avant une logique de projection sociale : « Ces femmes se réfèrent à des modèles de réussite sociale issus de l’école et disent à leurs enfants : je vous envoie à l’école pour que vous ne soyez pas comme moi, mais pour que vous deveniez comme ces exemples. Elles veulent inverser le destin. », dit-il.
Dans les villages africains, les mères analphabètes développent un rapport pragmatique à l’école : elles n’enseignent pas, mais elles encadrent, surveillent, motivent. Leur autorité domestique se traduit par une discipline stricte : horaires fixes, contrôle quotidien, récompenses et sanctions symboliques.
Pour ces femmes, les associations, ONG et structures communautaires jouent un rôle de relais indispensable.
L’Unesco et l’Unicef ont mené plusieurs programmes d’alphabétisation fonctionnelle des mères en Afrique de l’Ouest. L’idée : apprendre aux femmes les bases de la lecture et du calcul pour mieux accompagner les devoirs, mais aussi leur donner des compétences pratiques (gestion des revenus, santé maternelle, droits civiques).
Claude Abé insiste : « Les associations peuvent renforcer le travail des mères en organisant des cours de soutien pour enfants, ou en mettant à disposition des relais éducatifs. Elles compensent l’absence de compétences formelles chez ces femmes, mais s’appuient sur leur volonté et leur discipline. »
Le paradoxe africain : mères analphabètes, enfants diplômés
Dans les communautés africaines, la réussite scolaire des enfants rejaillit directement sur les mères : elles deviennent des figures de modèle citées en exemple dans les quartiers et villages.
Non seulement, elles gagnent en statut social et en confiance en soi, mais en plus, elles voient leur sacrifice reconnu comme un investissement rentable, car les enfants diplômés deviennent souvent des soutiens économiques pour la famille.
L’Unesco souligne que l’éducation d’une génération ne profite pas seulement aux enfants, mais transforme aussi la place des femmes dans la société : elles accèdent à une forme de pouvoir symbolique, même sans avoir franchi les bancs de l’école.
Le paradoxe est frappant dans des pays où le taux d’alphabétisation reste bas, notamment en Afrique subsaharienne (moins de 60 % dans certaines zones rurales), ce sont parfois les mères les moins instruites qui développent les méthodes les plus ingénieuses pour encadrer leurs enfants.
En 2022, une étude de l’UNICEF au Sahel a montré que l’implication familiale comptait davantage que le niveau d’instruction parental pour expliquer la persévérance scolaire.
Autrement dit : une mère analphabète, mais présente et rigoureuse, peut avoir plus d’impact qu’un parent scolarisé, mais absent.
Où en est l’alphabétisation dans le monde ?
Des avancées majeures ont marqué les dernières décennies : plus de 86 % de la population mondiale sait aujourd’hui lire et écrire, contre seulement 68 % en 1979, selon l’UNESCO. Pourtant, les inégalités persistent.
En 2025, on dénombre encore 774 millions d’adultes analphabètes, dont près de deux tiers de femmes et quelque 250 millions d’enfants privés des compétences de base en lecture et en écriture.
Avant la pandémie de COVID-19, déjà 617 millions d’élèves n’atteignaient pas les niveaux minimaux de lecture, révélant l’ampleur du défi.
Puissant levier de transformation sociale, l’alphabétisation réduit la pauvreté, améliore la santé et soutient le développement durable.
Les femmes autonomisées par l’alphabétisation ont un effet d’entraînement positif sur tous les aspects du développement.
Les témoignages dans cet article sont extraits de l’émission Paroles de femmes sur BBC Afrique présentée par Oumou Kalsoum Ba.
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Source:news.abidjan.net