« L’Afrique et l’Europe peuvent créer une synergie gagnante » (Mohammed Dewji)

Mohammed Dewji est le plus jeune milliardaire africain en dollars, selon Forbes. A la tête de MeLT Group, un conglomérat investi dans une dizaine de secteurs, cet entrepreneur et philanthrope récemment de passage à Paris se distingue à plusieurs titres. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, il livre son analyse au sujet de la coopération Europe-Afrique et de la guerre commerciale Etats-Unis-Chine.

« Dans la guerre commerciale Etats-Unis – Chine, il y a des paramètres clés que l’Afrique doit observer pour se positionner », déclare à La Tribune Afrique Mohammed Dewji, président de MeLT Group, est le plus jeune milliardaire d’Afrique depuis 2016. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE AFRIQUE – Première fortune de Tanzanie, milliardaire en dollars le plus jeune d’Afrique depuis 2019, vous êtes l’un des rares africains à siéger à The Giving Pledge, une initiative philanthrope de Bill Gates et de Warren Buffett qui fait parler d’elle cette année à l’occasion de ses quinze ans. Pourquoi est-ce si important pour vous de donner une partie de votre fortune ?

MOHAMMED DEWJI – The Giving Pledge est en effet une initiative de Bill Gates, fondée avec Melinda et Warren Buffett. L’idée était d’inciter les plus riches du monde à la philanthropie. Nous savons tous que les gens donnent d’une manière ou d’une autre, mais il s’agissait d’une structure un peu plus formelle dans laquelle les signataires s’engageaient à consacrer la moitié de leur fortune, de leur vivant ou après leur mort, à des fins philanthropiques. Nous sommes plus de 150 signataires, dont trois ou quatre sont originaires d’Afrique. Je l’ai signé en 2016. Nous nous réunissons et discutons de la meilleure manière de donner et nous apprenons les uns des autres. L’idéologie qui sous-tend cette démarche est que nous envisageons la philanthropie d’un point de vue entrepreneurial. En tant qu’entrepreneur, lorsque vous souhaitez développer votre entreprise ou investir, vous effectuez des recherches approfondies pour vous assurer que vous obteniez le meilleur rendement possible. De même, dans le domaine de la philanthropie, vous devez faire appel à votre sens des affaires et à votre intelligence pour vous assurer que l’argent que vous dépensez a un impact maximal.

Plus personnellement, j’ai le sentiment d’avoir un but plus important dans la vie que celui de devenir milliardaire ou de gagner de l’argent, qui est de rendre la pareille par le biais de la philanthropie, de l’éducation et des soins de santé, de l’accès à l’eau, de l’esprit d’entreprise.

MeTL Group que vous dirigez a été fondée par votre père, mais vous n’êtes plus seulement l’héritier d’une entreprise, mais un entrepreneur à part entière, puisque vous l’avez transformé en un conglomérat actif dans une dizaine de secteurs. Quels ont été les principaux piliers sur lesquels vous avez fondé votre succès ?

Le premier pilier et le plus important, à mon sens, a consisté à m’assurer de pouvoir mettre à l’échelle tout ce je voulais construire. Deuxièmement, j’accorde une importance particulière au fait de construire sur une base solide de transparence, de gouvernance et d’éthique, parce que le but est de bâtir une entreprise durable à long terme, qui adhère à ces valeurs fondamentales. Dans le monde de manière générale, la plupart de ceux qui ont réussi dans la création d’entreprises essayaient de résoudre des problèmes du quotidien. Et c’est en apportant des solutions que l’argent a suivi. C’était le cas pour moi.

A mon retour de l’université, j’ai réalisé à quel point le continent africain avait besoin de se développer. Nous avions peu de valeur ajoutée. Les multinationales fabriquaient à l’étranger et importaient les produits finis dans nos pays. C’est encore le cas. La réalité est que ces produits sont chers et nombre de nos concitoyens ne peuvent se les offrir. J’ai vu l’opportunité de créer une entreprise de produits consommables à rotation rapide qui permettrait aux Africains d’acheter des produits similaires sous une marque locale, avec des normes élevées et à un meilleur prix. C’est ainsi que s’est construite l’éthique de l’entreprise. Aujourd’hui, nous avons pour concurrents des multinationales sur plusieurs activités. Nous avons par exemple gagné la bataille face à Unilever, dans le domaine des huiles alimentaires. Procter and Gamble était notre concurrent dans l’espace des savons et des détergents. Aujourd’hui, le produit le plus important, qui est notre marque, détient une part de marché élevée de plus de 40 ou 45% dans chaque catégorie.

Mais quand on évolue dans sur les marchés africains où l’accès au capital est encore un défi pour les entreprises qui se lancent aujourd’hui, comment fait-on pour financer la transformation qu’a connu votre groupe ?

J’ai très tôt pris conscience du problème de l’accès au capital. Le secteur bancaire en Afrique de l’Est ayant tardé à se libéraliser, j’avais compris que le seul moyen pour moi de me développer était de pouvoir accéder aux capitaux ailleurs. Je me suis appuyé sur les banques sud-africaines, où nous avons commencé avec de petites lignes de crédit qui se sont transformées en centaines de millions de dollars. L’une de mes principales réussites est donc d’avoir pu accéder à des capitaux, contrairement à mes pairs qui ne le pouvaient pas. Cela a favorisé le succès que j’ai aujourd’hui. Toutefois, cela implique beaucoup de recherche, beaucoup d’innovation, une bonne qualité des produits, la distribution et la logistique. Il faut donc envisager les choses à 360 degrés. Et c’est la conjugaison de tous ces éléments qui bâtissent la réussite entrepreneuriale.

Géographiquement, l’Europe est l’un des continents les plus proches de l’Afrique. Comment cette proximité peut-elle aider ces deux étroits partenaires à établir une coopération gagnant-gagnant dans le contexte international actuel riche en défis (climat, instabilités, conflits…) ?

Je pense que l’Afrique et l’Europe peuvent créer une synergie gagnante. Déjà, les difficultés liées aux barrières linguistiques ont été surmontées parce que certains Africains parlent français, tandis que d’autres parlent anglais, en raison du passé colonial. De plus, il y a beaucoup de richesses en Afrique. Nous avons les ressources du sous-sol (or, cuivre, cobalt, pétrole, gaz…), les ressources agricoles (fèves de cacao, de noix de cajou, de tabac, de maïs, de tous les types de céréales), la beauté et la diversité de nos paysages pour le tourisme, nous avons les jeunes… Ce que nous n’avons pas et que l’Europe possède, c’est le capital. Il s’agit donc d’une situation gagnant-gagnant. Si les Européens peuvent apporter et déployer les capitaux en Afrique et en tirer un bon rendement, ils seront gagnants. Si cet argent arrive en Afrique et est investi dans les infrastructures, tout en créant des emplois, nos gouvernements pourront percevoir des impôts, nos concitoyens pourront trouver du travail, la productivité sera meilleure et la croissance en termes de PIB sera plus élevée.

La guerre commerciale Etats-Unis-Chine, provoquée par Donald Trump, agite le monde. Certains pays africains notamment le Lesotho et Madagascar sont lourdement touchés. Comment le continent peut-il positionner à votre avis ?

Tout d’abord, je pense que chaque président élu dans son pays doit s’assurer de la bonne santé économique de ce dernier. S’il parle davantage de protectionnisme pour aider sa population, c’est parce qu’il estime cela bon pour son économie. Cependant, je pense qu’un nouvel ordre est en place et que les États-Unis ne vont pas accepter que l’on puisse simplement importer des produits bon marché et les écouler. Ils veulent également réduire le fardeau de leur dette de plus de 36 000 milliards de dollars. Pour le président Trump, rehausser les tarifs douaniers permettrait d’augmenter la production interne… Je pense donc qu’il s’agit d’un signal d’alarme pour le monde, qui doit éviter de trop dépendre d’un pays, de tarifs douaniers ou de taxes.

Il y a, à mon sens, des paramètres clés que l’Afrique doit observer pour se positionner. Si je prends le cas du Lesotho et Madagascar, les chiffres clés de leurs exportations réunis ne représentent même pas un demi-milliard de dollars. Ces pays vont souffrir en termes d’exportations de textile et d’habillement et des emplois seront perdus. Mais il y a matière à réfléchir sur comment nous pouvons utiliser ces capacités pour vêtir notre propre population d’un milliard d’habitants.

Par ailleurs, une guerre commerciale n’est jamais bonne pour les économies. Il n’y a jamais de gagnant et il y a toujours des perdants. On peut penser que l’Afrique n’est pas touchée parce que nous n’exportons pas beaucoup vers les États-Unis, mais indirectement, l’Afrique va souffrir de cette guerre commerciale, parce qu’elle est très dépendante de la Chine. Il y a beaucoup d’importations de milliers de produits en provenance de Chine. Et parce que la Chine exporte également vers les États-Unis, il faut tenir compte des économies d’échelle. Cette guerre va provoquer une augmentation des coûts de production en Chine, de l’inflation aux États-Unis et dans le monde.

Vous évoquez le milliard de consommateurs en Afrique. Y a-t-il dans cette guerre commerciale une opportunité pour la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ?

Absolument ! Je pense que cette guerre commerciale Etats-Unis-Chine est une opportunité pour faire avancer la Zlecaf. Nous avons eu, en tant qu’Africains, de nombreux rappels à l’ordre. L’Afrique représente un PIB de 3 300 milliards de dollars et une population de 1,2 milliard d’habitants, mais si l’on retire cinq pays (Nigeria, Algérie, Maroc, Tunisie et Afrique du Sud), le revenu par habitant moyen s’élève à 1 000 dollars par an. Cela représente environ 90 dollars par mois. Sur ces 90 dollars, les citoyens en dépensent 70 en produits alimentaires. Soudain, avec ces 70 dollars, tout a doublé. Désormais, vous ne pouvez acheter que des aliments d’une valeur de 35 dollars. Ainsi, beaucoup d’Africains retombent dans la malnutrition et la pauvreté. La question est donc la suivante : si nous disposons de terres arables en Afrique, pourquoi ne produisons-nous pas suffisamment de nourriture pour nous-mêmes et pour nourrir le monde ? C’est une question difficile à laquelle les pays doivent répondre.

Les hommes d’affaires du continent comme vous ont-ils des attentes à l’égard des gouvernements dans ce contexte ?

Les gouvernements font de leur mieux. À l’époque du COVID à titre d’exemple, plusieurs gouvernements africains ont présenté un plan de sauvetage pour soutenir les agriculteurs. Cela était déjà pas mal. Je suis très optimiste quant à la trajectoire de l’Afrique. Si nous avons un bon leadership, notre continent peut faire des merveilles. En Tanzanie, notre présidente de la République [Samia Suluhu, Ndlr] fait un travail fantastique et on peut le constater au travers de la croissance économique qui affiche 5 ou 6%. L’inflation est maîtrisée, les investissements directs étrangers se chiffrent en milliards, la monnaie ne se dévalue pas vraiment par rapport au dollar américain. D’une manière générale, tous les indicateurs économiques sont bons.

Source: La Tribune Afrique

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