Malgré une crise alimentaire qui affecte près de 52 millions de personnes en Afrique de l’Ouest, la région africaine dispose des atouts nécessaires pour bâtir des systèmes agricoles résilients. C’est le message porté par Bintia Stephen-Tchicaya, nouvelle Coordonnatrice par intérim du Bureau sous-régional de la FAO, qui mise sur l’innovation, les partenariats diversifiés et l’inclusion pour concrétiser cette transformation. Entretien.
Vous venez de prendre vos fonctions à la tête du Bureau sous-régional de la FAO pour l’Afrique de l’Ouest. Quelles sont vos priorités immédiates pour promouvoir des systèmes alimentaires inclusifs, compétitifs, durables et sensibles à la nutrition ?
C’est avec un grand honneur que j’assume mes fonctions en tant que Coordonnatrice par intérim du Bureau sous-régional de la FAO pour l’Afrique de l’Ouest. Je mesure pleinement les défis qui nous attendent, mais aussi les immenses opportunités qui s’offrent à nous pour transformer durablement nos systèmes alimentaires.
Ma priorité immédiate est de travailler avec les pays de la sous-région et les institutions sous-régionales pour bâtir des systèmes alimentaires plus inclusifs, plus compétitifs, plus durables et sensibles à la nutrition.
Notre région fait face à des défis complexes : insécurité alimentaire persistante, changement climatique, conflits et vulnérabilité des systèmes agricoles. Mais elle regorge aussi de potentiels, de savoir-faire, et d’initiatives inspirantes. C’est pourquoi, dès à présent, ma priorité est de travailler avec les pays pour transformer nos systèmes alimentaires autour des « Quatre améliorations » :
• Une meilleure production, en soutenant une agriculture plus productive, inclusive et résiliente
• Une meilleure nutrition, en favorisant l’accès à des aliments sains, diversifiés et abordables pour tous;
• Un meilleur environnement, en promouvant des pratiques durables qui préservent nos ressources naturelles;
• Une vie meilleure, en créant des opportunités économiques et sociales, notamment pour les jeunes, les femmes et les communautés rurales.
Pour concrétiser cette vision, nous allons concentrer nos efforts sur quatre axes d’action : renforcer la résilience des systèmes alimentaires face aux chocs climatiques, économiques et sécuritaires ; promouvoir l’inclusion des petits producteurs, des femmes et des jeunes dans les chaînes de valeur agricoles ; améliorer la nutrition en soutenant des politiques qui intègrent la nutrition dans les stratégies agricoles ; et renforcer la gouvernance et les données pour permettre des décisions fondées sur des preuves.
Mais transformer les systèmes alimentaires ne suffit pas si nous ne protégeons pas les plus vulnérables. C’est pourquoi la FAO s’engage à accompagner les pays dans l’adaptation et le renforcement des systèmes de protection sociale pour les populations agricoles, notamment à travers l’intégration des agriculteurs dans les filets de sécurité sociale et le renforcement des capacités nationales.
Quels sont, selon vous, les principaux défis que rencontre actuellement l’Afrique de l’Ouest en matière de sécurité alimentaire et de développement agricole ?
Depuis plusieurs années déjà, l’Afrique de l’Ouest et le Sahel sont affectés par une crise alimentaire qui est la conséquence de causes structurelles et conjoncturelles prolongées et interconnectées.
Les données issues des exercices du Cadre harmonisé montrent que, depuis 2016, le Sahel et l’Afrique de l’Ouest font face à un continuum d’années de crises alimentaires et nutritionnelles majeures entraînant une forte augmentation du nombre de personnes ayant besoin d’une assistance alimentaire et nutritionnelle d’urgence.
Pour preuve, entre 2018 et 2025, le nombre de personnes en insécurité alimentaire dans les pays de l’espace Cédéao, UEMOA, CILSS et Cameroun est passé d’environ 11 à près de 52 millions pour la période projetée (juin-août 2025).
Les chiffres relatifs aux conflits montrent plus de 10 000 incidents violents en 2022, contre 14 000 incidents violents entre 2015 et 2019. En d’autres termes, il y a eu l’équivalent approximatif des incidents violents enregistrés sur 5 ans, avec une augmentation de 115% des incidents sécuritaires dans le nord des pays côtiers.
D’autre part, les extrêmes climatiques représentent le principal facteur multiplicateur dans la crise alimentaire, car ils impactent directement les moyens d’existence des communautés qui dépendent principalement du secteur agro-sylvo-pastoral. Les inondations de cette année en sont la preuve évidente avec plus de 7,1 millions de personnes affectées et environ 3,8 millions d’hectares de champs agricoles inondés.
Dans un contexte de raréfaction des financements internationaux, quelles stratégies comptez-vous mettre en place pour mobiliser durablement des ressources ?
Effectivement, atteindre les objectifs de mobilisation des ressources représente un défi majeur. Au Niger, par exemple, la part des besoins de financement du bureau sous-régional couverte reste modeste (inférieure à 20 %), et les financements ont connu d’importantes fluctuations : la couverture est passée de 85 % en 2022 à seulement 34 % en 2023.
Les donateurs accordent moins de fonds à la FAO Afrique de l’Ouest pour plusieurs raisons : financements fléchés qui limitent la flexibilité, conditions contraignantes imposées par les donateurs, baisse générale de l’aide au développement, contraintes économiques et politiques, et le fait que les banques de développement financent désormais principalement les gouvernements.
Face à cette diminution, il est essentiel d’adopter une approche stratégique proactive et diversifiée : partenariats public-privé (PPP), approche multi-bailleurs, financements climatiques et verts, engagement accru avec les donateurs non traditionnels (pays émergents, fondations philanthropiques, institutions financières régionales), renforcement de la coopération inter-agences, mobilisation des communautés et de la société civile, coopération Sud-Sud et triangulaire.
Comment envisagez-vous de collaborer avec les gouvernements et les partenaires pour renforcer la résilience des systèmes alimentaires face aux chocs climatiques ?
Le Cadre stratégique 2022-2031 de la FAO a pour ambition d’appuyer la réalisation du Programme 2030 par une transformation des systèmes agroalimentaires destinée à les rendre plus efficaces, plus inclusifs, plus résilients et plus durables.
Au Sénégal, nous avons contribué à l’actualisation de la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale qui a maintenant intégré le secteur des pêches, les systèmes alimentaires et la dimension changement climatique. La FAO apporte une assistance technique pour la mise en place d’un registre des agriculteurs, un outil qui va renforcer les liens entre la protection sociale et les stratégies de développement rural.
Sur les aspects opérationnels, la FAO a développé des approches participatives telles que les champs écoles de producteurs et les clubs Dimitra qui, après plusieurs années de mise en œuvre, ont montré leur potentiel d’impulser un changement de comportement et un fort engagement communautaire. Ces approches sont maintenant mises à l’échelle par le gouvernement et des organisations de la société civile.
Sur le plan environnemental, la FAO appuie le gouvernement sénégalais dans la mise en œuvre du programme de l’Agence de reforestation et de la Grande muraille verte, un programme ambitieux qui vise à promouvoir soixante-dix pôles verts résilients dans les zones arides et semi-arides sur la période 2023-2032.
En matière d’innovation agricole, quels leviers souhaitez-vous activer pour soutenir les agriculteurs ouest-africains, en particulier l’emploi des jeunes et l’autonomisation des femmes ?
Le bureau de la FAO au Sénégal a assuré une assistance technique pour la mise en œuvre de cette initiative à travers le projet « Services Agricoles et Inclusions Digitales en Afrique (SAIDA) ».
Cette initiative avait permis en 2021 d’enregistrer et de former 300 000 petits exploitants agricoles dans plus de 3 000 villages. Près de 955 messages de conseils techniques ont été diffusés en texte et en audio à travers 6 langues locales pour développer le e-conseil.
Un réseau de commercialisation virtuel a été créé à travers une plateforme de commerce électronique (www.senlouma.org) connectant les acteurs de la chaîne de valeur agricole avec les clients.
Quel rôle la FAO peut-elle jouer pour renforcer les systèmes d’alerte précoce face aux crises alimentaires et climatiques ?
En lien avec son mandat, la FAO est un acteur clé des systèmes d’alerte précoce, aussi bien au niveau national que sous-régional. Elle joue déjà un rôle dans chacune des composantes clés : la connaissance des risques, la surveillance, l’alerte et la réponse.
La FAO contribue activement dans la surveillance et l’alerte, notamment dans le domaine de la sécurité alimentaire, à travers sa contribution à l’animation du dispositif régional de prévention et de gestion des crises alimentaires (PREGEC) autour du CILSS. La FAO dispose d’outils tels que le GIEWS (Système mondial d’information et d’alerte rapide) qui permet de faire un suivi de la campagne agricole et des prévisions de récolte.
La FAO devra maintenir cet appui tout en investissant davantage dans la prévention et la réduction des risques de catastrophes, notamment par les actions d’anticipation qui sont mises en œuvre avant que les crises ne s’aggravent. C’est dans cette articulation entre alerte précoce et réponse rapide que la FAO apporte une véritable valeur ajoutée dans la région.
Quelle place accordez-vous à l’intelligence artificielle et aux outils numériques, notamment pour lutter contre des fléaux comme le vol de bétail ?
À la FAO, nous sommes convaincus que les technologies innovantes représentent des leviers puissants pour transformer durablement l’agriculture en Afrique, notamment dans les zones pastorales du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest.
L’un des défis majeurs auxquels sont confrontés les éleveurs est le vol de bétail. Ce phénomène compromet non seulement les moyens de subsistance des communautés pastorales, mais menace également la stabilité sociale et économique de nombreuses zones transfrontalières. Selon certaines estimations, les pertes économiques liées au vol de bétail en Afrique de l’Ouest sont évaluées à plusieurs millions de dollars par an.
Dans le cadre d’un projet pilote, la FAO accompagne les gouvernements du Mali et du Sénégal dans la prévention et le contrôle du vol de bétail. Ce soutien s’appuie sur des partenariats avec des universités et des start-ups technologiques pour tester des solutions innovantes et renforcer les systèmes nationaux d’identification du bétail.
Au Sénégal, trois études viennent d’être validées en collaboration avec le ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de l’Élevage. Elles portent sur un état des lieux des systèmes d’identification et de traçabilité du bétail, l’analyse des dispositifs existants, et une évaluation du Système national d’identification et de traçabilité du bétail (SNITB).
La FAO mobilisera toute son expertise pour accompagner les autorités du Sénégal et du Mali dans l’élaboration d’une stratégie nationale de lutte contre le vol de bétail. Nous sommes convaincus que la numérisation du secteur de l’élevage constitue une solution innovante et incontournable pour sécuriser les moyens de subsistance des éleveurs face à ce phénomène sans précédent en Afrique de l’Ouest.
ARD/ac/Sf/APA
Source: APANEWS