L’acier, un bien stratégique

En renforçant ses capacités en amont et en aval, l’Afrique peut réduire sa dépendance vis-à-vis des importations, créer des emplois et conserver davantage de valeur sur son territoire.

 

Avec l’accélération de la croissance démographique et de l’urbanisation, en particulier en Asie et en Afrique, la demande pour les métaux industriels devrait augmenter fortement afin de soutenir les transformations énergétiques, l’expansion des infrastructures et le développement industriel. Tel est le constat de l’AFC (Africa Finance Corporation) dans son rapport annuel sur l’état des infrastructures en Afrique.

Si l’acier est l’« épine dorsale des économies modernes », il présente « des fondamentaux solides à long terme » sur le continent, jugent les auteurs du rapport.

Avec des besoins massifs en infrastructures à l’horizon, dans les domaines du logement, de l’énergie, des transports et de l’industrie, la demande africaine en acier ne va faire qu’augmenter.

Pourtant, l’Afrique reste le continent où la consommation d’acier par habitant est la plus faible au monde, « ce qui reflète le sous-développement de ses capacités industrielles et le retard de ses investissements dans les infrastructures ». Cet écart entre les besoins et la réalité « représente une opportunité extraordinaire ».

En effet, avec une population qui devrait atteindre 2,5 milliards d’habitants d’ici 2050, accompagnée d’une urbanisation rapide et d’un besoin urgent d’infrastructures résilientes et intelligentes sur le plan climatique, « la demande d’acier en Afrique devrait exploser ».

Les moteurs de la consommation d’acier – croissance urbaine, logement, industrie manufacturière, transports et infrastructures électriques – sont tous en forte croissance.

Pour l’heure, l’Afrique reste largement un fournisseur de matières premières, exportant de la bauxite et du minerai de fer pour être fondus à l’étranger, pour ensuite réimporter les produits finis à un prix élevé. Pourtant, l’« Afrique peut briser ce cycle axé sur l’exportation, en localisant la valeur ajoutée et en développant une industrie sidérurgique compétitive à l’échelle mondiale et adaptée à ses besoins de développement ».

Rattraper la consommation d’acier par habitant de l’Amérique du Sud, la deuxième plus faible au monde, se traduirait déjà par une multiplication par quatre de l’utilisation de l’acier sur le continent. L’acier offre une opportunité significative de substitution des importations et de capture de valeur : rien qu’en 2022, l’Afrique subsaharienne a importé plus de 26,8 milliards de dollars de métaux et 108 milliards $ de machines et d’équipements de transport, dont plus de 85 % provenaient de l’extérieur du continent.

 

Les ambitions de la SNIM

« Pour récupérer cette valeur, l’acier doit désormais suivre la trajectoire de l’industrie cimentière africaine, qui a démontré la viabilité de la création de chaînes de valeur basées sur les ressources naturelles en tirant parti des intrants nationaux, de la politique industrielle et de la demande régionale. »

Les récentes tendances mondiales, en particulier la volonté de régionaliser les chaînes de valeur stratégiques, offrent à l’Afrique de nouvelles incitations à repenser son avenir dans le domaine de l’acier, insiste l’AFC. Partout dans le monde, les pays cherchent à raccourcir leurs chaînes d’approvisionnement, à réduire leur dépendance vis-à-vis des fournisseurs extérieurs et à localiser les industries critiques. « L’Afrique ne peut pas se permettre de rester à la traîne. »

D’ailleurs, le moment est propice : le continent est sur le point de connaître une forte augmentation de son offre de minerai de fer. L’Afrique produit actuellement plus de 100 millions de tonnes de minerai de fer par an, dont la grande majorité provient d’Afrique du Sud. Ce chiffre pourrait doubler d’ici à 2030, sous l’effet de plusieurs tendances de production à court et à long terme qui créeront un nouveau pôle d’approvisionnement mondial en Afrique de l’Ouest.

À court terme, de nouvelles extensions de sites existants vont arriver sur le marché en Mauritanie, en Sierra Leone et au Liberia, respectivement deuxième, troisième et quatrième producteurs africains. En Mauritanie, la société publique SNIM souhaite doubler sa production d’ici à 2031, tout en transformant 31 % de celle-ci localement.

En Sierra Leone, le Leone Rock Metal Group, le plus grand producteur du pays, s’est lancé dans un plan stratégique quinquennal visant à doubler sa production pour atteindre 20 millions de tonnes d’ici 2027.

Enfin, ArcelorMittal Liberia réalise actuellement la phase II de son expansion afin de quadrupler sa capacité de production pour atteindre 20 millions de tonnes par an, avec un concentrateur de 15 millions de tonnes par an qui devrait être mis en service en 2025.

Des ouvriers d’ArcelorMittal Liberia.

 

De nouvelles mines feront également leur apparition sur le marché au cours des prochaines années, notamment dans la chaîne montagneuse de Simandou en Guinée, où des gisements de minerai de fer à haute teneur sont exploités par un consortium dirigé par Rio Tinto. Les développements en amont seront soutenus par une nouvelle ligne ferroviaire de 622 km et la capacité de production initiale pourrait atteindre 60 millions de tonnes par an à horizon 2026, soit presque autant que la production totale de l’Afrique du Sud !

 

De nouvelles sources d’approvisionnement

À plus long terme, d’autres mines actuellement en phase de développement pourraient également entrer sur le marché en Afrique centrale et australe, notamment au Gabon, au Cameroun, en République du Congo et en Angola.

Cela étant, reconnaît l’AFC, « la majeure partie de la croissance supplémentaire de la production de minerai de fer proviendra de pays disposant d’infrastructures limitées ». Les futurs producteurs de minerai ont peu ou pas de capacité de traitement, des infrastructures électriques inadéquates et des réseaux de transport sous-développés. Cela représente à la fois un défi et une opportunité.

Les experts dégagent quelques tendances : de nouvelles sources d’approvisionnement en minerai de fer apparaissent en Afrique de l’Ouest, notamment en Guinée, en Mauritanie, en Sierra Leone et au Liberia, ainsi qu’en Algérie. Toutefois, à l’exception de l’Algérie, ces nouveaux pôles manquent d’infrastructures de transformation et d’accès à une énergie fiable, ce qui limite les possibilités de création de valeur ajoutée dans le pays.

De plus, le Nigeria et l’Afrique du Sud, les plus grandes économies africaines, restent déconnectés de la dynamique régionale de l’offre. L’industrie sidérurgique intégrée de l’Afrique du Sud a besoin d’un marché régional pour compenser la faiblesse de la demande intérieure, tandis que les aciéries nigérianes d’Ajaokuta et de Warri, vieilles de plusieurs décennies, restent à l’arrêt.

L’usine Chami Steel en Mauritanie produit du fer à béton.

 

De plus, le reste du continent est fragmenté, les producteurs primaires comme l’Égypte et la Libye important du minerai de fer du Brésil, tandis que les marchés secondaires dépendent des importations de ferraille ou d’acier brut pour alimenter les laminoirs et les industries de fabrication.

Enfin, les marchés secondaires de l’acier soutiennent le développement de nouvelles liaisons en amont et en aval (AIG au Nigeria, Devki Steel au Kenya, DISCO Steel au Zimbabwe), mais à petite échelle.

Dès lors, « si l’Afrique veut tirer profit de son boom du minerai de fer, elle doit réorienter sa géographie industrielle et repenser la manière dont elle traite ses minerais et les lieux où elle le fait », commente l’AFC.

 

Des lacunes à combler

Qui reconnaît que tous les pays ne peuvent ni ne doivent construire des aciéries. La transformation du minerai en acier est un processus à forte intensité capitalistique et énergétique – l’énergie représente à elle seule 20 % à 40 % des coûts de production – qui nécessite des infrastructures solides. « Le continent doit plutôt développer des pôles régionaux à valeur ajoutée tirant parti de l’accès à la logistique, à l’énergie et aux marchés finaux », commentent les experts. Qui citent en exemples l’Égypte, l’Algérie et l’Afrique du Sud, qui ont développé des capacités sidérurgiques intégrées en s’appuyant sur leurs ressources en charbon ou en gaz. D’autres, comme la Mauritanie et la Namibie, explorent la production d’acier vert, en tirant parti des technologies solaires, gazières et émergentes de l’hydrogène.

Dès lors, il faut « combler des lacunes », notamment en matière de liaisons ferroviaires, portuaires et accélérer les investissements dans une énergie abordable et à faible intensité de carboneDe son côté, pour atteindre ses objectifs de croissance, la SNIM mauritanienne a récemment dragué le port de Nouadhibou, dont la profondeur est passée de 16,15 m à 18,3 m, afin d’accueillir des minéraliers d’un port en lourd pouvant atteindre 250 000 tonnes. Offrant des solutions logistiques régionales et mondiales, le port a également été choisi pour accueillir un nouveau pôle industriel et de transformation de l’acier. Parallèlement, la SNIM met en œuvre « des plans ambitieux » pour produire de l’électricité à partir de ressources solaires et de gaz naturel afin de réduire les coûts de transport ferroviaire et de transformation tout en décarbonant ses activités.

C’est qu’en raison de l’intensité capitalistique et des besoins en infrastructures de la production sidérurgique, l’« Afrique ne peut se permettre une approche fragmentée », insiste le rapport. En effet, le continent souffre d’une chaîne d’approvisionnement disjointe : le minerai de fer est extrait dans un pays, l’acier brut est transformé dans un autre, et les produits secondaires tels que les barres d’armature, les bobines et les tuyaux sont fabriqués ailleurs, souvent à partir d’intrants importés.

Ce paysage fragmenté entraîne des inefficacités, des pertes de valeur et une dépendance inutile vis-à-vis des marchés mondiaux. « Une stratégie continentale pour l’acier est nécessaire de toute urgence afin de réorienter les flux du secteur, du minerai à l’acier brut, en passant par la transformation secondaire et, finalement, la consommation. Une telle stratégie permettrait de coordonner la production en amont avec la transformation en aval. »

Sachant que l’« Afrique ne peut se permettre d’avoir des dizaines d’aciéries de petite taille et déconnectées les unes des autres ». Cette vision s’aligne sur la Zone de libre-échange continentale africaine et les ambitions plus larges du continent en matière d’industrialisation.

Nous le voyons, en renforçant ses capacités en amont et en aval, l’Afrique peut réduire sa dépendance vis-à-vis des importations, créer des emplois et conserver davantage de valeur sur son territoire. Avec des besoins massifs en infrastructures à l’horizon, dans les domaines du logement, de l’énergie, des transports et de l’industrie, la demande africaine en acier ne va faire qu’augmenter. « Rien ne justifie de continuer à importer ce qui peut être produit dans la région avec une planification adéquate et un engagement politique », conclut l’AFC qui juge que l’acier « doit être considéré comme un bien stratégique ».

 

 

 

@AB

SOURCE: NewAfrican/Le Magazine de l’Afrique

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