Collaborations impossibles et hits bidons: l’ère des chansons deepfake a commencé

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Gims, Booba, Aya Nakamura… Sur YouTube, des dizaines de chaînes publient chaque semaine des chansons inédites où les voix des plus grandes stars, imitées par l’intelligence artificielle, s’alignent sur des mélodies qui n’ont jamais existé. Entre buzz, zones grises et inquiétudes pour l’industrie, l’explosion des deepfakes vocaux soulève autant d’enthousiasme que de polémiques et place artistes et plateformes face à un défi inédit.

C’est un univers parallèle, où les voix des artistes les plus célèbres traversent des morceaux qu’ils n’ont jamais chantés. Sur YouTube, la multiplication des chaînes spécialisées dans les deepfakes musicaux donne naissance à une discothèque fantasmée, peuplée de titres improbables et de collaborations qui défient la réalité. On y croise Univers Musique, AI Universe, Jarod’s Beats ou Soma IA : autant de noms derrière lesquels se cachent des créateurs, souvent anonymes, qui revendiquent la création de titres « originaux » inspirés des grands noms de la musique francophone ou internationale. « Bienvenue sur ma chaîne ! Ici, je crée des musiques originales inspirées des plus grands artistes francophones », annonce par exemple Jarod’s Beats.>>

Franck gère l’une de ces chaînes depuis la République démocratique du Congo. Loin d’être musicien, il dispose de suffisamment de compétences informatiques qui lui permettent de créer ce genre de vidéos. Mais il connait aussi la plateforme et ses limites : « Nous mettons toujours sur la description quelque chose qui montre que normalement, ce n’est pas une musique officielle d’un artiste, mais c’est une musique ou chanson générée par IA. Et c’est autorisé sur YouTube », précise-t-il. Un détail qui a son importance puisque l’ensemble des contenus de sa chaîne est monétisé. Sur certaines vidéos, on remarque même l’emploi de la marque Vevo sur les vignettes, un sigle habituellement réservé aux contenus officiels des artistes.

Et le succès est au rendez-vous. Sur certaines de ces chaînes YouTube, les compteurs s’affolent : « On a tenu bon », fausse chanson de Gims, approche les 76 000 vues, « Bouger là », imitation de Magic System en totalise 32 000, « Le temps qui me reste » du faux Claudio Capéo atteint 26 000… Aucun artiste n’est épargné, de Jean-Jacques Goldman à Wejdene en passant par Céline Dion et Soprano. Parfois, l’IA orchestre même des collaborations que seule la fiction permet, comme ce titre « Sous les palmiers » qui rassemble Soolking, Gims, Geolier, Ninho, Maes, Lacrim et Naps le temps d’un rêve algorithmique. « Pour que ça marche, il faut toujours chercher des artistes vraiment connus, reconnus partout dans le monde », confie Franck, qui précise « ajouter parfois « IA » dans le titre ou la description, pour que ce soit clair » pour le public.

Entre hommage, détournement et désinformation

Ce nouveau répertoire n’est pas sans évoquer les grandes heures du mashup, mais il s’appuie sur une technique de synthèse d’un tout autre ordre : le deepfake. Grâce à l’intelligence artificielle, il devient possible de recréer la voix d’un artiste avec une fidélité troublante, la faisant chanter des textes, voire des slogans politiques, qu’il n’a jamais prononcés. En avril 2023, un morceau imitant Drake et The Weeknd avait déjà fait vaciller l’industrie, cumulant dix millions de vues sur TikTok avant d’être retiré à la demande d’Universal Music Group. Plus récemment, une vidéo virale montrait Aya Nakamura chantant à la gloire du président malien Assimi Goïta : un montage habile réalisé à partir des images d’un des clips officiels de l’interprète de « Djadja ».

La frontière entre hommage et détournement se brouille encore davantage sur les réseaux sociaux. Si YouTube exige désormais la mention « générée par IA » dans la description, nombre de vidéos partagées sur TikTok, Facebook ou Instagram omettent toute indication, laissant croire à l’authenticité de ces morceaux. « On peut faire dire ce que l’on veut à n’importe quel artiste, s’inquiète Elizabeth Le Hot, directrice générale de l’Adami, la Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes. Cloner, c’est voler. La plupart de ces artistes n’ont pas donné leur autorisation pour que leur voix soit copiée. Même avec un disclaimer (« avertissement », NDLR), on reste dans l’illégalité dès lors qu’il n’y a pas de consentement explicite. »

Un défi légal et technologique pour l’industrie

En France, l’article 226-8 du Code pénal sanctionne d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la diffusion de contenus utilisant la voix ou l’image d’une personne sans son accord, sauf si la mention d’un montage ou d’une génération algorithmique est évidente. Mais dans la pratique, les disclaimers insérés en description ne suffisent guère à garantir la légalité, surtout lorsque l’intention est de tromper ou de tirer profit de la notoriété d’autrui. « Aucune technologie ne peut prouver à 100% que c’est votre voix qui a été copiée », rappelle la directrice de l’Adami, qui souligne également la difficulté de poursuivre les auteurs. « La charge de la preuve repose entièrement sur la victime », précise-t-elle.

La réponse des plateformes est, elle aussi, contrastée. Si Spotify proscrit les contenus trompeurs dans ses règles d’utilisation, il est pourtant arrivé à certaines imitations d’apparaître sur les pages d’artistes « vérifiés » par le géant suédois. YouTube héberge et monétise ouvertement ces deepfakes, son algorithme n’hésitant pas à les recommander parfois. Deezer, à l’inverse, a choisi une politique de transparence : détection automatique des contenus IA, étiquetage et absence de promotion. « Pour l’instant, ces contenus sont tellement mauvais qu’ils ne génèrent pas ou peu d’écoutes », commente la responsable de l’Adami. Mais demain ? Si la technologie s’améliore, la question de leur interdiction pure et simple pourrait bien se poser.

En attendant, artistes et producteurs s’interrogent : comment protéger la singularité d’une voix à l’ère des algorithmes ? Que devient la notion d’interprétation lorsque n’importe qui peut, en quelques clics, enregistrer un titre en duo avec son idole ? L’industrie musicale, sommée de réinventer ses garde-fous, avance à tâtons dans un paysage où la frontière entre créativité et usurpation n’a jamais été aussi ténue.

Source: RFI

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