Au Sénégal comme ailleurs, la restauration de rue régale les foules, mais au prix d’inquiétantes négligences sanitaires. À Thiès, une récente inspection dévoile les dangers cachés derrière les saveurs populaires. En toile de fond : 91 millions de malades et 137 000 morts par an dans le monde à cause d’aliments contaminés. Reportage.
Le soleil de midi tape dur sur le bitume de la gare routière de Thiès. Dans cette fourmilière humaine où mini-bus et taxis-brousse se disputent l’espace, l’air vibre de mille activités. Moteurs qui ronflent, klaxons qui retentissent, marchands qui interpellent les voyageurs… Et au cœur de cette effervescence, les effluves irrésistibles qui s’échappent des marmites fumantes.

Ici, la restauration de rue bat son plein. Derrière leurs étals de fortune, les vendeuses remuent inlassablement leurs préparations. Classé patrimoine immatériel par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), le thiéboudienne (riz au poisson) mijote au milieu de plusieurs autres mets. Ces arômes qui font saliver les passagers affamés racontent l’âme culinaire du Sénégal.
Mais derrière ces saveurs authentiques qui régalent quotidiennement des milliers de personnes se cachent parfois des réalités bouleversantes. Une visite de terrain, organisée le jeudi 19 juin, avec les services d’hygiène de la région de Thiès et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), a permis de dresser un constat sans appel. Des restaurants aux espaces exigus où cuisine et salle à manger se côtoient dangereusement, des devantures non balayées qui attirent nuisibles et poussière, l’absence criante de poubelles normées.
Plus troublant encore, un salon de coiffure installé aux côtés d’un restaurant, et de la viande cuite conservée dans des contenants métalliques dépourvus du revêtement alimentaire obligatoire.

« L’inspection a révélé de nombreuses infractions à la réglementation en matière de sécurité sanitaire des aliments. Les défaillances sont multiples : espaces extrêmement restreints, absence de ventilation adéquate, éclairage déficient, et parfois même des gargotes fonctionnant complètement à ciel ouvert, protégées uniquement par des bâches », souligne le Capitaine Armand Coly, chef de la Brigade du service d’hygiène de la région de Thiès.
« L’exemple que nous avons observé illustre parfaitement ces dysfonctionnements : une dame exploite une cuisine et un réfectoire directement adjacents à un salon de coiffure. Cette proximité pose un problème évident de contamination croisée », alerte Dr Mamadou Ndiaye, médecin vétérinaire spécialiste en sécurité sanitaire des aliments au Bureau sous-régional de la FAO, pointant du doigt les problèmes environnementaux.
Au-delà de ces incompatibilités d’usage, explique le Capitaine Coly, les infractions touchent tous les aspects de l’hygiène : absence de balayage régulier, manque de poubelles réglementaires, non-respect de la technique des trois bassines pour le nettoyage des ustensiles. Plus préoccupant encore, la majorité du personnel n’a pas effectué la visite médicale d’aptitude obligatoire à la manipulation des denrées alimentaires.
Un fléau mondial aux proportions dramatiques
Les enjeux dépassent largement les frontières sénégalaises. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 137 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’aliments contaminés, dont 70 % provoquent des maladies diarrhéiques, tandis que 91 millions de personnes tombent malades annuellement pour les mêmes raisons.
« Ces chiffres montrent l’ampleur du défi », souligne le Dr Ndiaye, notant que « les défis liés à la sécurité sanitaire des aliments exigent des réponses coordonnées, multisectorielles et durables impliquant les autorités, les professionnels de la chaîne alimentaire, les consommateurs et les médias. »

Au Sénégal, ces statistiques mondiales trouvent un écho particulier dans la réalité quotidienne. Le Dr Ndiaye distingue deux types d’intoxications alimentaires. « Les intoxications collectives surviennent principalement dans la restauration collective, mais les intoxications individuelles, plus fréquentes, sont largement sous-notifiées », relève-t-il.
Selon le fonctionnaire de la FAO, ces « petits » troubles quotidiens ont des conséquences insoupçonnées. « Chez l’enfant scolarisé, une à deux heures de malaise quotidien représentent autant d’heures d’apprentissage perdues, impactant potentiellement les résultats scolaires », explique-t-il.
Face à ces défis, le Dr Ndiaye prône l’application des « 5M » – les cinq piliers des bonnes pratiques d’hygiène : le Milieu (environnement adapté), la Main-d’œuvre (personnel formé et en bonne santé), la Matière première (choix et traitement rigoureux), le Matériel (ustensiles propres), et les Méthodes (processus optimisés à chaque étape).
« Il convient de compartimenter et spécialiser les différentes zones : zones dédiées à l’alimentation, zones commerciales pour d’autres produits, en évitant tout mélange d’activités incompatibles », préconise-t-il.
De son côté, le Capitaine Coly invite les consommateurs à une réflexion économique. Car, « le non-respect des normes peut générer des problèmes de santé dont le coût de traitement peut largement dépasser l’économie réalisée par rapport à un repas pris dans un établissement conforme. »
Sur le terrain, l’approche privilégiée reste pédagogique. « Dans le cadre des inspections de routine, la première intervention consiste en une sensibilisation de l’opérateur », explique le Capitaine Coly. Cette méthode vise à obtenir un changement de comportement durable plutôt qu’une simple conformité temporaire.
Cependant, les récalcitrants font face à des amendes forfaitaires pouvant atteindre 36 000 francs CFA. « Ce montant relativement modeste peut conduire certains opérateurs à préférer payer l’amende plutôt que d’investir dans les équipements nécessaires », reconnaît le responsable du service d’hygiène.
Un partenariat international pour des solutions durables
Depuis 2015, le Grand-Duché du Luxembourg accompagne le Sénégal dans l’amélioration de sa sécurité sanitaire alimentaire. Cette coopération a déjà porté ses fruits. Le pays de la Téranga (hospitalité en langue wolof) dispose aujourd’hui du premier plan de gestion des urgences de sécurité sanitaire des aliments au niveau africain.
L’initiative actuelle se concentre sur trois axes prioritaires : la coordination des autorités compétentes (services vétérinaires, d’hygiène, direction du commerce), la formation des opérateurs, et surtout la communication vers les populations.
« Lorsque la population saura identifier un aliment de qualité, l’ensemble de la chaîne s’améliorera naturellement. Aucun chef de famille n’achète consciemment un aliment susceptible de nuire à la santé de ses enfants », assure le Dr Ndiaye.
L’école, levier de changement pour demain
La révolution de l’alimentation de rue passera aussi par les bancs de l’école. Un guide de l’enseignant est actuellement en cours d’élaboration à Thiès et sera validé le mois prochain pour intégration dans le système éducatif sénégalais.
« Cette approche permettra d’aborder précocement les bonnes pratiques d’hygiène et la qualité des aliments auprès des enfants », se félicite le Dr Ndiaye. Une stratégie de long terme qui vise à former une nouvelle génération de consommateurs avertis.
Car au final, comme le résume le Capitaine Coly, « il est essentiel que tout consommateur d’aliments de rue développe une connaissance précise de ce qu’il achète. La réflexion doit désormais privilégier la qualité sur le simple critère du prix. »
ARD/ac/Sf/APA
SOURCE:APANews/ APA-Thiès (Sénégal)