1975, naissance de la Cédéao: l’unité dans la rivalité

0 30

L’histoire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) est celle d’une entente régionale qu’il a fallu construire lentement, de méfiances entre voisins qu’il a fallu apprendre à dépasser. Une histoire qui, au début des années 1970, a donné lieu à une véritable « course à l’intégration » dans laquelle pays francophones et Nigeria ont porté deux projets rivaux. Une histoire méconnue, où se mêlent ambitions de puissance et visions d’avenir… Récit des années qui ont conduit à la naissance de la Cédéao le 28 mai 1975.

Faire région, avancer ensemble ? À la fin des années 1960, on en parle beaucoup en Afrique de l’Ouest, mais les États peinent à trouver la bonne formule. Il faudra, pour réaliser des progrès décisifs, de puissantes forces géopolitiques concurrentes… ainsi que la vision et la persévérance de quelques hommes.

Les hommes ? L’un d’entre eux a marqué l’histoire : le Nigérian Adebayo Adedeji. Un brillant universitaire, professeur d’économie et d’administration publique à l’âge de 36 ans. Le voici à Monrovia, où le président William Tubman vient d’ouvrir un séminaire « Inter-africain » sur l’intégration régionale. La rencontre a lieu du 1er au 8 novembre 1969. Les échanges s’engagent. Appelé à présenter une communication sur l’intégration ouest-africaine, Adebayo Adedeji déroule ses constats sur la faiblesse du commerce régional, les problèmes de convertibilité, la multiplicité des langages, des communautés et des cultures. Il énonce les priorités pour faire changer la situation. Sa communication, publiée par le Journal of Modern African Studies en juillet 1970, pose un jalon. « N’ayant pas le don de prophétie, se souvient-il dans un texte de souvenirs écrit bien plus tard, je n’aurais pas pu prévoir qu’au début de l’année 1972, on me mettrait au défi de prendre toutes les mesures nécessaires pour concrétiser les propositions présentées dans l’article. » [1]

Les forces géopolitiques qui permettront de concrétiser ce projet ? De puissantes ambitions et rivalités régionales qui, dans une combinaison inattendue, vont pousser la région à aller de l’avant, alors qu’elles auraient pu la paralyser. Deux ans après le séminaire de Monrovia, Adedeji est nommé ministre du Développement économique et de la Reconstruction dans le gouvernement du général Yakubu Gowon (arrivé au pouvoir au Nigeria par un coup d’État militaire en juillet 1966). Le Nigeria est à l’heure de la reconstruction et d’ambitions régionales retrouvées, après les années de sang et de cendre du conflit biafrais (1967-1970). Le pays a aussi les moyens d’une nouvelle politique d’influence : le Nigeria voit ses capacités financières décoller avec l’exploitation pétrolière. Selon le politiste nigérian Jonah Isawa Elaigwu, les recettes issues du pétrole passent de 24,4 millions de nairas en 1966… à 4,9 milliards en 1974. « L’augmentation spectaculaire des revenus pétroliers, analyse l’auteur, a donné au Nigeria un levier économique plus important et, par conséquent, davantage de confiance dans sa politique étrangère. » [2] Gowon fait de l’Afrique un axe essentiel de sa politique étrangère.

À lire aussi15 janvier 1970, la fin de la guerre du Biafra: le rêve de revanche

Selon Elaigwu, le général-président est guidé par quelques idées clés : il est persuadé que la croissance économique future du Nigeria sera liée à celle des autres pays africains, en particulier des États d’Afrique de l’Ouest. Gowon est également convaincu que les États africains doivent devenir économiquement forts s’ils veulent prendre en main leur destin et réduire leur dépendance envers les anciennes puissances coloniales européennes. « Il n’est donc pas surprenant, indique Elaigwu, que les années 1970 aient vu le Nigeria apporter son aide à de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest – aussi bien anglophones que francophones. Cette assistance comprenait même le soutien à certains gouvernements pour le paiement des salaires des fonctionnaires, la création de stations de radio, et d’autres initiatives. Des efforts ont également été faits pour développer des réseaux routiers reliant le Nigeria à ses pays voisins. » [3]

Rester entre pays francophones ?

Ces ambitions africaines du Nigeria inquiètent à Paris et dans les pays d’Afrique francophone. La rivalité n’est pas neuve : pour affaiblir le géant nigérian, la France et certains pays francophones ont discrètement aidé les séparatistes biafrais. La résistance au Nigeria devient, selon le spécialiste nigérian de politique internationale Olatunde JB Ojo, un élément de rassemblement dans la famille francophone, tentée de se déliter après la mort de De Gaulle en 1969. [4]

D’après Ojo, le successeur de De Gaulle, Georges Pompidou, entreprend une série de tournées en Afrique à partir de février 1971. Il exhorte les États francophones à « harmoniser leurs efforts afin de contrebalancer le poids considérable du Nigeria ». L’appel est entendu par deux des grands rivaux de l’époque, le président sénégalais Léopold Sedar Senghor et l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui se rencontrent à Abidjan en décembre 1971 et, en dépit de leurs divergences, s’engagent en faveur de la création de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO), une organisation rassemblant sept États francophones.

À lire aussiHouphouët-Boigny et Yamoussoukro, une histoire capitale

Ce projet d’organisation purement francophone provoque un sursaut au sein des élites bureaucratiques nigérianes. Elle catalyse le consensus alors que les hauts fonctionnaires nigérians étaient divisés sur les questions d’intégration. Elle accélère aussi la formation, puis la mobilisation, d’une Fédération des chambres de commerce de l’Afrique de l’Ouest qui défend l’idée d’une communauté économique couvrant toute l’Afrique de l’Ouest. Elle provoque surtout une offensive diplomatique de Gowon et de son équipe.

Le 17 janvier 1972, le ministre des Affaires étrangères du Togo, Hundele, est à Lagos. Il est venu porter un message du président Gnassingbé Eyadéma à Gowon. Selon Ojo, « Gowon proposa alors la création d’une communauté économique englobant toute l’Afrique de l’Ouest et rappela à Hundele « la confiance totale et les relations fraternelles entre le Nigeria et le Togo », sous-entendant que le Togo devrait éviter de s’engager dans la CEAO si cela risquait de nuire à ces relations. »

Le chercheur nigérian poursuit : « Dans la stratégie (et l’offensive diplomatique) de Gowon, le Togo occupait une place cruciale. Les relations du Togo avec le Bénin étaient, en un mot, mauvaises. Une communauté économique Nigeria-Togo qui placerait le Bénin entre son adversaire et le colosse nigérian ne pouvait qu’obliger le Bénin à rejoindre l’ensemble – ne serait-ce que pour s’assurer que cette alliance ne prenne pas une tournure anti-béninoise. Gowon semblait calculer que l’adhésion du Bénin entraînerait celle du Niger, si ce dernier voulait éviter l’isolement économique, voire pire, le suicide, puisque d’importants volumes d’exportations et d’importations du Niger transitent par le Bénin et le Nigeria. Si le Togo, le Bénin et le Niger formaient une communauté économique avec le Nigeria, il ne resterait plus grand-chose de la CEAO envisagée, qui deviendrait alors une mauvaise plaisanterie. » [5]

Une délicate partie diplomatique est engagée. En avril 1972, Gowon est à Lomé. Il vient assister à l’anniversaire de l’indépendance du Togo. Pour prendre de vitesse la CEAO, Gowon et Eyadéma annoncent la création entre leurs deux pays d’une autre communauté économique ouverte aux États ouest-africains qui le souhaiteront. Deux ministres sont chargés de porter le projet : le professeur Adedeji et le ministre togolais du Commerce Henri Dogo. « Notre première tâche, se souvient Adedeji, fut donc d’établir une entente entre Lagos et Lomé sur toutes les questions majeures et de convenir d’un programme de travail. En conséquence, une consultation ministérielle conjointe Nigeria-Togo eut lieu à Lagos en juin 1972 sous ma direction. Il n’y eut guère de difficulté à s’accorder sur la marche à suivre. Les idées contenues dans mon article de revue de 1970 devinrent nos principes directeurs. » Les deux hommes doivent ensuite porter ce message d’intégration dans la sous-région et tenter d’obtenir le soutien des dirigeants des autres pays. « La délégation ministérielle conjointe Nigeria-Togo fut bien accueillie dans chacun des douze pays que nous avons visités, poursuit l’économiste. Sans exception, nous avons été reçus par le chef de l’État et du gouvernement dans chaque pays et avons tenu des réunions aux niveaux ministériel et technique. »

L’hypothèse zaïroise

La méfiance d’une partie des pays francophones n’est pas pour autant tombée. Au Sénégal, par exemple, Senghor demande que les populations du nouvel ensemble soient bilingues en français et anglais… et que le Zaïre de Mobutu puisse être intégré dans la future organisation. « En tant que chef de la délégation ministérielle conjointe et son porte-parole, confie Adedeji, j’ai poliment rejeté les deux propositions. J’ai demandé à Senghor si son collègue et frère, le président zaïrois Mobutu Sese Seko, lui avait indiqué que son pays souhaiterait faire partie de l’Afrique de l’Ouest plutôt que de rester en Afrique centrale, là où la géographie l’avait placé. Concernant la condition préalable selon laquelle tous les Ouest-Africains devraient maîtriser à la fois le français et l’anglais avant que toute coopération puisse avoir lieu, j’ai rappelé à Senghor qu’aucune de ces deux langues étrangères n’était importante pour la grande majorité des habitants d’Afrique de l’Ouest. J’ai souligné que l’Afrique de l’Ouest devrait suivre l’exemple de l’Afrique de l’Est en développant sa propre lingua franca dans le cadre du processus de coopération et d’intégration, plutôt qu’en faire une condition préalable. »

Adededji lance même une pique à Senghor : il le félicite pour son projet de traduction de l’œuvre de William Shakespeare en français. « J’ai ajouté que, si cet exploit le qualifierait admirablement pour devenir membre de l’Académie française, il aurait très peu d’impact sur la vie du Sénégalais moyen, sans parler de l’Ouest-Africain moyen, aujourd’hui ou à l’avenir. » Ce trait, affirme-t-il, met brusquement fin à la réunion. La délégation est alors envoyée auprès du Premier ministre, Abdou Diouf.

Diouf se souvient, lui aussi, dans ses mémoires des réticences du poète-président [6] : « D’une façon générale, sur le plan géopolitique, il avait peur que le Nigeria, avec son immensité géographique, démographique et économique, n’écrase le reste des pays d’Afrique de l’Ouest. Il [Senghor] voulait qu’il y ait un pendant, et là il pensait au Zaïre qui était aussi un pays de grande dimension. Il ne réussit pas cependant à faire triompher sa thèse. Il se battit longtemps, mais les gens lui répétèrent que les autres pays dont il parlait étaient en Afrique centrale. » La partie étant perdue, Abdou Diouf trouve les mots pour convaincre Senghor : « Monsieur le Président, on ne doit pas rater cette occasion historique. Vous avez raison sur le plan géopolitique où vous placez le débat, mais vos homologues ne vous suivent pas. Procédons par étapes en acceptant ce projet qui ne doit pas se faire sans le Sénégal ou contre le Sénégal. » Et le président sénégalais de répondre : « D’accord, je te suis, mais tu me permettras de ne pas y aller. Tu iras à ma place, tu signeras, et en même temps tu exposeras encore notre thèse. » C’est ainsi qu’Abdou Diouf représente le Sénégal lors de la signature à Lagos du protocole d’accord créant la Cédéao, le 28 mai 1975.

À lire aussiLéopold Sédar Senghor: l’homme des deux mondes

À la veille du début de la réunion, Diouf rencontre les présidents Ould Daddah de Mauritanie et Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire. Il leur demande de l’aider à défendre la position sénégalaise sur un élargissement de la Cédéao à d’autres pays. Il obtient leur accord. « Je dois à la vérité de dire qu’ils ont été très loyaux. Dans le huis clos de la nuit, ils intervinrent dans notre sens, si bien que le lendemain le traité fut signé avec promesse de reprendre plus tard les discussions, dans le sens des préoccupations du Sénégal. Nous sauvâmes la face, mais les choses évoluèrent autrement.» La Cédéao restera ouest-africaine et l’Afrique centrale se dotera par la suite de sa propre communauté régionale, la CEEAC (Communauté économique des États de l’Afrique centrale).

Pour l’heure à Lagos, la presse salue la naissance de la nouvelle organisation. « La nouvelle Cédéao a été présentée par le général Gowon, dans son discours d’ouverture du sommet de Lagos, comme un « organisme vivant qui aura sa propre évolution et se développera au cours des années » », écrit Marchés Tropicaux dès le 30 mai 1975. Et le journal de poursuivre : « En résumé, la Cédéao – dont le projet se présente sous la forme d’un programme en soixante points – a pour but de briser les barrières culturelles, linguistiques et politiques en Afrique de l’Ouest, afin d’établir les fondations d’une union économique et la création d’infrastructures régionales dans des domaines tels que les communications et les transports. »

Henri Konan Bédié, alors ministres des Finances de Côte d’Ivoire, explique à Lagos que la Cédéao pourra cohabiter avec la CEAO, que les deux communautés ne sont pas incompatibles. Mais le journal ne s’y trompe pas : « Il n’en reste pas moins que la constitution de la Cédéao peut être considérée comme une victoire pour le puissant Nigeria qui en a été l’instigateur, avec le Togo ». De fait, cinquante ans plus tard, l’histoire ne voit plus la CEAO que comme une étape ayant conduit à la Cédéao, bien loin des rivalités et de la course à l’intégration menée par les contemporains.


[1] ADEDEDJI Adebayo, « ECOWAS : A Retrospective Journey » in WEST AFRICA’S SECURITY CHALLENGES Building Peace in a Troubled Region, Lynne Rienner Publishers, 2004

Source: rfi.info

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.